Leo Bioret / Tentatives, FRANÇOIS BRUNET
Tentatives
C’est en souhaitant montrer que l’entretien était une extension de la pratique de l’artiste et parfois une œuvre à part entière que j’ai prolongé l’expérience des rencontres d’artistes à travers ces chroniques. Les têtes à têtes continus et se multiplient afin d’enrichir le discours artistique. Ce premier chapitre d’écriture est un état des lieux de la parole de l’artiste, contenue dans une expérience personnelle substantielle. Archivage contemporain, réactivation, interprétation, documentaire, …
Un deuxième cycle commence.


Jusqu’ici, tout est une question d’interprétation et de sens. La parole de l’artiste est sortie de son contexte initial par la retranscription ; elle est cadrée, coupée, associée, modelée, afin de créer une forme de discours idéal.
« On ne sait jamais ce que l’autre comprend de ce que l’on est en train de dire. »
François Brunet - Atelier de l’artiste, Angers le 29 juillet 2015
Mais en revenant à l’essentiel de l’instantané de l’entretien, en gardant un aspect quelque peu « parasite » des bruits et de la matière brute, nous redécouvrons l’environnement du discours. Les détails (rythme, ton, mots, formulations et réactions) ont une importance capitale dans la compréhension. En faisant le choix de les garder, j’aborde un niveau de retranscription qui se complique. La nécessité de présenter ces deux formes d’écoute et de lecture apparaît soudain. Ainsi, chaque interprétation est différente, l’écrit doit être lisible tout en gardant la spontanéité et la générosité de l’artiste, mais cette logique implique de faire des choix dans l’enregistrement. Il faut remanier cette parole pour la forme écrite sans la dénaturer. Sans arrêt, les manipulations techniques et syntaxiques se succèdent, dans une version très personnelle de la parole de l’artiste. Où la limite se situe donc ? Expérimenter ces deux formes de retranscription m’amène à m’adapter au travail de chaque plasticien afin de livrer mon interprétation de son discours, sans grande démonstration illusoire. Ce sont les artistes qui me racontent des histoires, pas l’inverse. Lors de cette rencontre avec François Brunet, je n’ai en aucun cas dirigé la discussion et je suis très peu intervenu. Mon rôle d’observateur a laissé à l’artiste le parti d’articuler son discours comme il le souhaitait, sans aucune restriction ou recadrage de ma part. Ce moment s’apparente à un monologue d’artiste. Je me permets dans un deuxième temps d’en produire une interprétation, écrite, telle une citation, où le procédé de reproduction devient visible. Cet extrait aborde les bases de création du travail de François Brunet ; des objets sans fonction à leur réactivation sur la toile, des étapes de construction et de réflexion de ses peintures aux techniques de réalisation.
« J’ai fait des photos de ces objets mais je ne savais pas trop ce que j’allais en faire. C’est exactement ma manière de travailler, sans savoir où je vais. C’est ce qui m’intéresse, mais cela s’avère dangereux. C’est un peu perturbant mais ça peu aussi être très excitant. J’ai l’impression d’être un aventurier, dans mon atelier, c’est la quête ! Cette chose après laquelle on court tout le temps qui ne s’arrêtera jamais, où peu être avec moi quand je serais mort mais les autres continueront, ils continuent déjà. Très vite la photographie que j’avais apprise avant les Beaux-arts, avant de m’intéresser à la peinture, à disparue de ma pratique car elle venait parasiter ce champ en y ajoutant quelque chose. Il existait déjà une hybridation. Le champ de la photographie a commencé à rentrer dans mon travail pictural d’une façon un peu inattendue. Si j’utilise la photographie, comment je vais pouvoir l’intégrer dans mon travail de peinture ? Par collages mentaux, le sens se perd, ce n’est pas assez dense, riche et intéressant pour que je l’utilise de cette façon là. Ҫa me permettait une entrée beaucoup plus intéressante, vidéo-projeter des photographies. Au départ, je suis passé par l’informatique avant de projeter les images. Je les ai vectorisées entièrement pour qu’il ne me reste plus qu’un dessin. Il n’y avait plus de couleur, plus de texture, il ne restait plus qu’un tracé dans l’espace. Je me suis rendu compte que l’ordinateur pouvait sélectionner des zones et en faire disparaître d’autre, totalement à mon insu. Je ne maîtrisais pas tous les paramètres, l’ordinateur faisait sauter certaines zones et en gardait d’autre. J’ai intégré ce facteur au processus de création en acceptant ce qui m’échappait totalement. J’ai donc commencé à travailler en suivant les contours et les tracés en utilisant une matière que l’on utilise essentiellement dans la sculpture et le moulage, le latex prévulcanisé. C’est un latex qui durcit à l’air, dans lequel il y a beaucoup d’ammoniaque. J’ai utilisé ce latex au pinceau, comme de la peinture sur des formats blancs préparés, de toile ou de papier. Je venais ensuite passer de la couleur par-dessus. Le latex est ensuite retiré et on obtient une réserve dans la couleur. Quand j’ai commencé à expérimenter ça, je me suis dit, qu’effectivement, j’étais en train de dessiner dans la couleur. J’aime bien une partie du travail de Matisse qui dessinait avec une paire de ciseaux directement dans la couleur. Il y a tout un rapport au tracé, au dessin et à la peinture et des choses qui sont remontées assez vite. Si je mets une réserve dans ma couleur, je peux peut-être l’entendre d’une autre façon, au second degré. Les premières séries se sont appelées, Réserve. Des séries qui n’étaient pas sans renvoyer à une pratique de gravure que j’avais eue. J’obtenais quelque chose par retrait plutôt que par ajout. Ce qui est d’ailleurs un peu contradictoire avec la peinture. Tu ajoutes des couches pour obtenir un résultat, bien évidemment lorsque tu ajoutes des couches sur d’autres, certaines disparaissent. Tu ne les retire pas mais tu les enlèves d’une certaine façon. J’ai poussé plus loin, à un certain moment je n’utilisais plus la vectorisation, je projetais directement les photographies. Je sélectionnais moi-même mes tracés en faisant sauter certains éléments et pas d’autre. C’est une manière assez proche du fonctionnement de l’existence. Tu rencontres des gens, il se passe des choses qui sont positives, négatives. Tu fabriques des choses, il y a des trucs qui ratent ou qui réussissent, tout va très vite. Tu es obligé de prendre des décisions sans arrêt, des milliers par jour, à ton insu. C’est le processus de l’inconscient qui est en route. Si je parle d’inconscient ce n’est pas sans résonnance avec des textes que j’ai lus liés à la psychanalyse et la pensée, notamment un texte dont je me souviens qui s’appelle, La fuite du sens de Jacques - Alain Miller, le légataire universel de Jacques Lacan. Ce sont des retranscriptions de séminaires publiques. Cet ouvrage a donné son nom à une autre série, La fuite des sens. C’est embêtant, car tout peu s’arrêter à un moment donné ! Mais on peut aussi voir cette fuite des sens comme une fuite en avant et non plus une perte […] »
Extrait de l’enregistrement du 29 juillet 2015 – François Brunet
C’est en souhaitant montrer que l’entretien était une extension de la pratique de l’artiste et parfois une œuvre à part entière que j’ai prolongé l’expérience des rencontres d’artistes à travers ces chroniques. Les têtes à têtes continus et se multiplient afin d’enrichir le discours artistique. Ce premier chapitre d’écriture est un état des lieux de la parole de l’artiste, contenue dans une expérience personnelle substantielle. Archivage contemporain, réactivation, interprétation, documentaire, …
Un deuxième cycle commence.


Léo Bioret

crédits: François Brunet, vue d'atelier, 2015