Leo Bioret / Survivre à la mort, SELMA LEPART / MICHAEL VERGER-LAURENT
Survivre à la mort
Entretien - Exposition du 30-31 août, 2013, Montpellier

Ce premier entretien de la Glacière permet au collectif de développer le travail de ses invités au-delà du temps de la résidence. À travers une discussion s'articulant autour de plusieurs axes —explicatif, descriptif et analytique — amenant à des questionnements plus vastes quant à notre rapport aux machines ou à l’avenir de l’humanité, cet entretien propose un retour sur les différentes étapes qui ont ponctuées ce partenariat. Selma Lepart est artiste plasticienne, elle a collaboré sur ce projet avec le philosophe, Michaël Verger-Laurent. La Glacière les a invités pour sa deuxième résidence et leur a laissés carte blanche sur ce projet. Ils ont décidés d’étendre la réflexion de la première résidence de lancement de 2012, « Mode d’emploi de la Fin du Monde ». Le projet qu’ils ont développé a posé et confirmé les bases de travail et le processus de fonctionnement de la Glacière. Selma Lepart et Michaël Verger-Laurent sont les premiers résidents invités et ils nous ont proposé, un mécanisme de survie à la mort et d’en explorer toutes les variables. Il s’agit à travers cet entretien de comprendre le processus de réalisation de la résidence, des pièces présentées lors de l’ouverture et de montrer par une démarche d’archivage, comment la mémoire et l’identité du travail artistique ont enrichis et éclairé la recherche et la réflexion du projet « Survivre à la mort ».
Léo Bioret: Pour nous c’est un projet de découverte collaborative. Cette résidence de la Glacière, hors de son lieu d’origine (atelier d’Audrey Martin à Sommières) est un rendez-vous important. C’est la première lancée du collectif avec des résidents extérieurs invités sur le projet. Cette proposition d’Audrey Martin s’est avérée être une évidence sur le long terme. Vous avez abattus un travail considérable en peu de temps avec une efficacité qui ne fait que renforcer notre désir de développer les résidences. Comment et dans quel état d’esprit êtes-vous dans ce moment de travail et de réflexion ? Vous pourriez vous décrire comme participants ? Résidents ? Invités ? Pourriez-vous faire un bilan rapide de ces dernières semaines de travail ? Parlez-nous de la mise en place de cette collaboration entre vous deux.
Michaël Verger-Laurent : Je dirais « résident », ça fait plus ère soviétique, lors de la guerre froide ! Aujourd’hui nous nous sommes rendu compte que nous allions réussir à tout faire dans les temps et nous en sommes très contents. Concernant la mise en place de la collaboration ; nous avons déjà travaillé plusieurs fois ensemble. J’ai eu l’occasion d’écrire des textes pour Selma à la fois pour des pièces qu’elle a produites et également pour des dossiers qu’elle a présentés. Comme ces collaborations ont été fructueuses et naturelles, nous avons décidé, quand vous nous avez proposé le projet, que c’était une bonne idée de retenter l’expérience.
Selma Lepart : Audrey Martin m’a d’abord proposé la résidence et il s’est avéré que nous travaillions avec Michaël sur un projet. Ce qui est intéressant dans cette collaboration, c’est le fait que se soit une résidence entre une artiste et un philosophe, et ce n’est pas forcément évident lorsque l’on réuni deux personnes, de faire en sorte que chacun ne reste pas dans son champ d’action personnel ou dans ses facilités. Nous proposons pour ce projet, deux pièces en commun, le schéma et le code Captcha (la version sonore de cette installation a été réalisée par Benoist Bouvot). Cette collaboration est plutôt positive et le travail s’est fait assez naturellement.
Audrey Martin: Depuis déjà plusieurs mois vous avez composé ce projet en détails. Au fur et à mesure il a pu prendre de l’ampleur et se développer. Quelles ont été les étapes cruciales et importantes dans votre processus de réflexion ? Comment les bases de travail se sont mises en place en amont, théories et recherches, écritures des textes en lien direct avec la réalisation des schémas, etc ?
S.L : Nous avons posé les bases en proposant une suite logique à la première résidence de la Glacière. À partir de là, il y a eu un gros travail de recherches pour la première pièce qui est celle du schéma. Nous avons également échangé nos lectures, ce qui a permis de développer les axes importants du projet.
M.V-L : Mais rien n’aurait été possible sans les transhumanistes !
Léo Bioret : Entrons plus en détails dans le projet et les différentes pièces que vous avez mises au point durant votre collaboration. Michaël comment ont mûris les idées des textes. Quels rôles ont-ils dans ce projet ? Cette production écrite fait-elle office de notice explicative du mécanisme que vous proposez ?
M.V-L : J’ai essayé d’éviter le côté explicatif autant que possible. C’était plus dans une logique complémentaire de ce que œuvres pouvaient présenter au départ. Le principe dans l’écriture des textes était d’ouvrir le champ des réflexions par rapport aux thématiques que nous abordions. En l’occurrence, la confusion entre mécanisme et vivant et les objectifs que pouvaient rechercher les transhumanistes. Si mes textes touchent leur but, j’aimerais qu’ils créent, chez les personnes qui les lisent, une sorte de constellation de pensées et de réflexions, pour que les lecteurs puissent par leur propre cheminement, trouver des explications par eux-mêmes. Je ne pense pas pouvoir donner ces explications mieux que quelqu’un d’autre.
Léo Bioret : Dans votre texte d’intention pour la résidence vous expliquiez le fait qu’aujourd’hui, à l’ère de la super mécanisation, le mécanique à mis au défi le vivant. À travers votre projet, qu’elle peut alors être la réponse du vivant face au mécanique ? Y a-t-il réellement un espoir que le vivant prenne le dessus ?
M.V-L : C’est amusant de présenter les choses sous cet angle car je n’y avais pas pensé sous la forme de la compétition. C’est quelque chose qui a eu lieu mais qui n’est plus trop d’actualité. Ce que nous avons essayé de mettre en valeur dans les différents travaux c’est que, nous avons dépassé la question de savoir si le vivant peut tenir tête au mécanique. Même si il existe quand même ce genre de réactions, notamment lorsque l’on essaye de manipuler la chance1 . Mais c’est plus une histoire de confusion entre le mécanique et le vivant qui est en train de se mettre en place et qui grignote le Réel. Une confusion s’installe aussi dans la manière dont nous nous concevons et dont nous concevons l’humanité ; j’irais jusqu'à dire, dans son essence même. Quant à savoir si le vivant va réussir à terrasser le mécanique ; ce n’est pas tant la question, c’est plutôt de savoir où est-ce que la fusion peut s’arrêter et dans quelles mesures elle va complètement transformer notre appréhension du monde. Si cette fusion a lieu, il y a des chances que très vite le Réel change de manière assez violente. Les frontières sont de plus en plus floues entre les deux.
Audrey Martin : Votre projet se développe en trois parties distinctes et complémentaires : les dessins, le schéma et le code Captcha. Selma, les dessins que tu as réalisés durant la résidence semble éclater les mécanismes en détails et ils nous plongent au cœur du projet. Tu abordes clairement l’origine du recommencement, de l’immortalité et de l’éternité. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet ?
S.L : Ces dessins sont tirés d’une série que j’ai commencée en 2009, intitulée, Opus Magnum. C’est une série qui gravite autour de la biologie, des petits mécanismes et de la temporalité. Elle regroupe énormément de choses et pour la résidence je me suis basée sur l’ambiguïté entre une structure─ ou une mégastructure─ et sa forme biologique, ou en tout cas ce qu’elle pourrait avoir comme forme biologique. Ce sont des dessins au crayon, le trait est très léger et permet ainsi de proposer un contraste assez fin. Pour la résidence je compte proposer quatre dessins sur papier Canson et un dessin sur la vitrine de la galerie.
L.B. : Comment avez-vous mis au point ce schéma composite qui s’inspire entre autre de la forme du calendrier alchimique de La Virga Aurea ? Comment à-t-il évolué dans le temps pour que vous réussissiez à décomposer à ce point le statut d’évolution de l’être humain. Un tel travail de schématisation artistique semble être une tentative de décryptage scientifique de la « base secrète » de l’infini. Selon la voie qu’emprunte un être humain il semble relié à un système évolutif complexe, comme si dans votre schéma vous aviez créé des univers parallèles. Comment se sont composées les étapes de réalisation, (écriture, création du schéma, décomposition, etc) ?
S.L et M.V-L : Ce processus de schématisation a été long. Nous avons d’abord réalisé un brainstorming afin de regrouper tous les éléments sur lesquels nous voulions travailler. Selma a par la suite fait des recherches sur la meilleure façon d’organiser graphiquement ce schéma. Le projet a assez naturellement évolué vers la forme du cercle. La difficulté a été de trouver des catégories qui pouvaient réunir les objets entre eux et par la suite les lier pour que les éléments fassent sens. Même si nous avons entrepris un travail assez long, je trouve qu’il n’y a pas eu de moment où nous avons été bloqués.
L.B : Le schéma n’a donc jamais pris le dessus sur vous dans sa complexité?
M.V-L : Non, mais la manière dont tu l’as décrit est vraiment ambitieuse en ce qui concerne le cryptage scientifique. C’était amusant et intéressant d’essayer de représenter, sous une forme aussi dense (en essayant d’appréhender le schéma d’un seul coup d’œil graphiquement), des problématiques multiples et complexes. Ce schéma n’est pas seulement une alternative à un travail d’écriture ou de mise en commun. Il me semble qu’il créé une autre forme de pensée qui peut être intéressante pour relier les différents point entre eux. L’intérêt et l’avantage de ce schéma, est d’arriver à cette condensation qui permet ce « coup d’œil » global dont je parlais.
A.M : Comment le code Captcha à-t- il été mis en place et inventé ? Comment pourrions-nous vous prouver que nous ne sommes pas des robots ? Qu’est ce qu’il se passe quand un robot essaye de lire ce code ? Et si un jour on mettait au point un robot capable de lire le code Captcha…
M.V-L : Ce code Captcha2 est une adaptation de l’idée générale du test de Turing, un informaticien anglais qui est le premier à avoir mis en forme la question de la différenciation entre un humain et un robot. Le principe est de mettre en place une conversation à l’aveugle entre un humain (qui est le testeur) et un interlocuteur non identifiable par le testeur. À travers ce test il doit alors déterminer si cet interlocuteur est un humain ou un robot. Du point de vue de la recherche en intelligence artificielle, ce test est plutôt « décoratif », il s’agit plus de se représenter les choses pour l’humanité en général, d’un point de vue presque conceptuel. Les derniers robots qui ont fait le test arrivent à des résultats assez convaincants et très proches de ce que les humains arrivent à faire. Sur la base d’un même test les robots arrivent à convaincre 59% de leurs interlocuteurs qu’ils sont humains et les humains 63%. Il y a assez peu de différence entre les deux. Il devient de plus en plus difficile de prouver que nous ne sommes pas des robots. C’est justement le problème de l’indifférenciation ; un mouvement général du robot pour se rapprocher de nous et nous imiter à des fins commerciales, ce qui est de plus en plus fréquent. Il y a en même temps un mouvement des humains vers les robots, dans notre manière de penser, de se représenter le monde, etc. Aujourd’hui la plupart des méta structures qui organisent le monde sont robotiques (dans l’organisation factuelle et dans l’organisation réelle) puisque les robots calculent bien plus vite que nous.
A.M : L’installation Barbelés d’Eden reprend une phrase de Lucrèce, pouvez-vous nous en dire plus sur ce système de mise en abyme de la lecture?
S.L : L’idée de la pièce Barbelés d’Eden se base sur un va-et-vient entre cette installation qui est physique et les codes Captcha que l’on trouve dans l’espace virtuel. On déplace ce principe tout en gardant son esthétique. L’installation représente une phrase de Lucrèce en latin et adaptée en code Captcha, très peu de gens peuvent donc la lire et la comprendre. Un niveau de difficulté supplémentaire s’ajoute à la traduction en français de cette phrase qui reste très obscure. Cette traduction ne nous donne pas de réponse quant à cette chose qui est masquée sous plusieurs niveaux de difficulté. Le but étant que cette phrase soit cachée aux robots mais que finalement les humains n’arrivent pas non plus à la comprendre.
M.V-L : Les problèmes de la cryptographie sont ces jeux d’emboîtements sans fin. Il n’existe pas de niveaux ultimes où l’on arrive à l’essence des choses. Si nous nous lançons complètement dans la cryptographie et la cryptanalyse nous allons nous retrouver à un niveau quelconque et les robots seront à un autre niveau. Cette confrontation ou cette fusion nous éloigne des questions d’essence et je pense que nous allons nous compliquer la tâche à essayer de nous définir par rapport à nous même et de savoir ce que nous sommes.
A.Martin : Parlez-nous de la pièce sonore qui est en interaction directe avec la phrase en trois dimensions.
M.V-L : J’ai découvert que pour chaque code Captcha écrit il existait une version sonore proposée. Cette version sonore est un peu moins complexe que le code écrit et c’est d’ailleurs pour cela que les premiers hackages de Captcha ont été rendus possible. Récemment des hackers ont réussis à casser le Captcha sonore de Google© car ils se sont rendu compte qu’il était codé de manière un peu moins complexe que la version écrite. Ceci-dit les robots essayent avec des logiciels de reconnaissance de caractères de casser les Captcha écrits et ils sont de plus en plus proches d’y arriver.
S.L : C’est un système qui devient presque obsolète.
M.V-L : Même en tant que limite formalisée, le code Captcha risque de ne plus fonctionner. Lorsque j’ai écouté pour la première fois le Captcha sonore sur Gmail© j’ai été absolument fasciné. (Je vous conseille d’essayer si vous en avez l’occasion, lorsque vous souhaitez créer un nouveau compte, un code Captcha vous est demandé en bas de la page pour valider l’inscription. Vous pouvez alors cliquer sur l’icône sonore du code pour lancer cette version). Le son semble venir d’une autre galaxie ou d’un monde interstellaire. Cette voix nous parle pour nous dire une phrase complètement incompréhensible. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre pour la première fois un mot prononcé par ce Captcha sonore. En le découvrant c’est vite devenu une évidence que nous pouvions enrichir la pièce Barbelés d’Eden avec une version sonore, intitulée CAPTCHA.
Léo.B : Vous abordez clairement la nature cryptologique de ce projet. Peut-on dire que vous avez mis au point votre propre cryptologie à travers le schéma et les dessins ? Est-ce votre système scientifique de codage secret ? M.V-L : Nous avons même découvert le secret de l’univers mais sous forme codée donc nous ne le comprenons toujours pas ! La constatation qui est faite une nouvelle fois c’est que la cryptographie n’a pas de limites. C’est juste une accumulation ou un enlèvement de niveaux à chaque fois. Cette logique d’escaliers est vite vertigineuse.
Léo Bioret : Est-ce que le secret de l’Humanité, d’être immortel─ si tel est son secret─ n’est pas au fond celui de l’art contemporain ? Faire en sorte que le geste artistique ne meurt jamais ? Nous connaissons le projet de l’artiste Joel Riff qui a produit une archive mondiale des expositions d’art contemporain. Au rythme de 3900 expositions par an, il a véritablement réalisé un archivage marathon. Cet automatisme et cette action de référencement est une tentative de mise en mémoire du temps. En élaborant cette performance, l’art contemporain peut ainsi survivre à l’oubli !
S.L : L’immortalité prend plusieurs formes et les principales sont les traces que nous laissons derrière nous. C’est en tout cas la seule possibilité que nous avons aujourd’hui d’être immortels et par là faire durer le geste artistique.
Audrey Martin : La galerie AL/MA de Montpellier à mis à notre disposition son espace d’exposition pendant dix jours. Parlons de votre rapport à l’espace et au lieu de résidence. Comment l’avez-vous appréhendé ?
S.L : Cette résidence a été très évolutive car les deux premiers jours j’étais toute seule et j’ai pu commencer plusieurs dessins. Michaël m’a rejoint et nous avons travaillé sur la suite du projet (le schéma et l’installation). L’équipe de la Glacière est arrivée après quelques jours et a investit l’espace, donc la manière d’appréhender le lieu a changée une nouvelle fois, c’est ce qui est intéressant.
Audrey Martin : Les mouvements au sein de la galerie ne vous ont pas dérangés ni le fait que le collectif travaille dans le même espace que vous ?
S.L : Non pas du tout, c’est plutôt enrichissant de travailler comme cela car nous avons pu suivre l’évolution de l’édition, la prise en charge de la maquette, du site, de la logistique, etc. Ce que l’on produit prend forme assez rapidement à travers cette configuration.
Audrey Martin) : Cette résidence a-t-elle ouverte les possibilités à long terme dans le même principe de collaboration ? Existe-t-il des extensions du mécanisme que vous avez mis en place ? Parlez-nous de ce projet assez impressionnant de coder une histoire…
S.L : Effectivement, nous avons ce projet là en tête mais il risque de mettre pas mal de temps à se mettre en place. Il faut encore que nous réfléchissions au protocole à suivre pour le mener à bien.
M.V-L : Concernant les possibilités de partenariat à venir, c’est quelque chose auquel nous avons déjà pensé ; dans la continuité de ce projet ou sur autre chose. Audrey Martin : Michaël, c’est la première fois que tu fais équipe avec des plasticiens. Qu’as-tu pensé de cette expérience et de la manière dont le projet s’est organisé ?
M.V-L : Je suis assez indépendant dans mon métier et j’ai eu très peu l’occasion de collaborer. Ce n’est pas du tout de cette manière que je réfléchis, c’était donc très intéressant. J’ai déjà travaillé auparavant avec Selma, je savais donc à quoi m’attendre et c’était plutôt agréable. C’est une expérience qui me change de d’habitude.
S.L : Ceci-dit, je n’ai pas forcément l’habitude non plus de travailler en commun sur une pièce ou un projet. Ce n’est pas forcément une première pour moi mais ça n’en est pas loin. La difficulté d’œuvrer avec quelqu’un, c’est de trouver un certain équilibre.
Léo Bioret : C’est vrai que cet équilibre est parfois difficile à définir et il est essentiel si l’on veut sortir quelque chose de positif d’une collaboration.
M.V-L : Une fois que tu l’as, l’équilibre est une force ! Dans cette deuxième partie les résidents font un bilan d’imagination. Les références transhumanistes sont bien présentes dans le travail de Selma Lepart et Michaël Verger-Laurent et c’est en repoussant les limites de la création que l’on arrive à saisir la proposition artistique faite par l’artiste et le philosophe.
Léo Bioret : Michaël, les visions transhumanistes semblent de plus en plus développées, romancées et proposées au public comme le reflet de notre futur proche et évolutif. Les transhumanistes sont-ils de réels visionnaires ?
M.V-L : Ce sont nécessairement des visionnaires puisqu’ils se donnent les moyens de mettre en application leur vision du monde. Ils ont des moyens financiers et le soutien des grandes entreprises et des politiques. Google©, par exemple, soutient ostensiblement les transhumanistes puisque l’université du transhumanisme est sur le campus de Google© aux États-Unis. Cette université reçoit régulièrement des gens qui sortent du MIT et de l’Université d’Harvard (l’élite américaine). Je ne sais pas si ils réussiront à faire tout se dont ils ont envie mais ils vont au moins avoir une assez forte influence idéologique que l’on va sentir de plus en plus dans les années à venir. Ne serait-ce que la manière dont ils ont réussis à faire triompher les nanotechnologies sans qu’il n’y ait vraiment de principe de précaution mis en place. Ce qui pourrait d’ailleurs poser des problèmes dans les dix ou vingt années qui viennent. Je pense que les transhumanistes sont des visionnaires factuellement mais aussi dans le sens où ils viennent combler un vide qui a été laissé par la « faillite religieuse ». En règle générale, du fait que les systèmes de croyances que nous avions jusqu'à présent ont tous plus ou moins périclités, il est difficile de vivre dans un monde où aucune transcendance n’est proposée, où il n’y a pas d’instance supérieure. Les transhumanistes ont donc pris cette place d’un point de vue matériel en proposant l’humain comme son propre « dieu ». C’est quelque chose qui aura aussi une influence assez déterminante sur la suite.
Léo Bioret : Pouvez-vous nous faire une proposition personnalisée d’un kit de survie à la mort ?
M.V-L : Je pense qu’il faut mélanger ce que prendraient les survivalistes, c'est-à-dire, une version améliorée de « ma bite et mon couteau » et rajouter un disque dur pour sauvegarder sa personnalité.
S.L : Et toujours un champ de pommes de terre à proximité !
M.V-L : Son propre potager effectivement et une chaise aussi ! Il y a assez peu de survivalistes en France mais il y en a beaucoup aux États-Unis. Il existe une littérature assez importante sur le sujet. Les survivalistes sont prêts ! Si l’apocalypse se produit demain ils ont tous une cache avec des armes, des munitions et de quoi manger et boire pendant des mois, à moins de dix kilomètres. C’est un sujet assez amusant mais avec des idées intéressantes.
Léo Bioret : Est-ce le moyen le plus sûr d’échapper à une mort certaine ?
M.V-L : Oui, mais en cas d’apocalypse à venir. Ceci-dit, il existe une correspondance assez forte entre le projet des transhumanistes ─qui est de numériser pour échapper à la faiblesse physique du corps humain ─et le cauchemar qui nous hante tous ─ qui est celui d’une fin du monde effective presque dès maintenant puisque nous nous représentons très bien le fait que l’on ait épuisé toutes les ressources et que nous sommes dans un système politique en bout de course. Nous avons tous l’impression que nous allons « mourir » bientôt. Une des échappatoires serait d’organiser sa propre survie et celle de ses proches. Une autre possibilité serait de penser à un projet où l’on pourrait y survivre grâce au numérique par exemple. Les personnes qui vont le plus loin sur ce sujet sont ceux qui conceptualisent la noosphère, la conscience collective du futur pouvant accueillir toute l’humanité dans une sorte d’ordinateur géant où il n’y aurait plus de corps du tout. La Glacière (Léo Bioret) : Ce résultat à plus grande échelle serait basé sur ce que Gordon Bell fait depuis des années, numériser sa mémoire et faire un archivage numérique au quotidien sur disque dur ; comme une sorte de rescapé de sa mémoire sur support numérique.
M.V-L : Tout à fait, c’est un thème assez cher aux transhumanistes en général. La difficulté qu’ils ont rencontré jusqu'à maintenant, qui est assez énorme, c’est de savoir comment garantir une continuité de conscience numérique ?
Léo Bioret : Est-ce que ça vous intéresserait, un modèle artificiel de votre cerveau à conserver sur disque dur ou clé USB ?
S.L : Pas vraiment, pour ma part je préfèrerais un modèle reproduit au crayon ou aux crayons de couleurs !
M.V-L : Cela m’intéresserait si ces données étaient utilisées par exemple pour faire des crashs tests ! A titre personnel je trouverais cela un peu long si j’accédais à l’immortalité…
Léo Bioret : Selma, tu évoquais le fait de reproduire un schéma de ta mémoire au crayon ; c’est ce que tu as fait durant cette résidence en reproduisant un schéma présenté dans le journal, où l’Humain est au centre. Alors dans quelle zone approximative de votre schéma vous trouvez-vous en ce moment ? Avez-vous développé un itinéraire personnalisé comme présenté sur le schéma final ? En développant clairement la forme du labyrinthe, le chemin le plus simple parait très compliqué à trouver.
M.V-L : J’aimerais pouvoir dire que je suis du côté du Do it Yourself ! Mais je pense que je serais plutôt au milieu, dans un indéterminé qui nous caractérise à peu près tous si nous n’avons pas fait des choix drastiques dans la vie.
S.L : Ce qui serait cool ça serait d’être du côté de « Manipuler la chance » et des « hackers ». C’est surement le point qui donne le plus de possibilités.
M.V-L : C’est un point qui est actif.
Léo Bioret : Est-ce que c’est ce point ou cette zone là qui pourrait nous faire sortir du labyrinthe que vous avez établi ?
M.V-L : Oui, peut-être puisque c’est dans cette zone qu’il y a les propositions les plus intéressantes pour une alternative à la manière de se représenter les choses tels les survivalistes et les transhumanistes.
Léo Bioret : D’après votre imagination et vos références quel serait le meilleur scénario si les robots et la supermécanisation prenaient le pouvoir sur Terre ?
M.V-L : Ҫa ne serait clairement pas le scénario du film I.Robot! C’est assez compliqué à déterminer. Si les robots en venaient à une conscience à un moment ou un autre, nous avons tendance à voir ça sous un aspect tragique car nous nous imaginons qu’ils seraient forcément aussi méchants que nous. Ce qui a un sens puisque nous les avons créés, il est possible qu’ils soient à notre image. Mais il est aussi possible que les robots n’est pas du tout la même capacité de nuisance que les humains. Si ça se trouve, ça serait un modèle de fonctionnement beaucoup plus « efficace » que le notre. 2001 : l’Odyssée de l’espace, ou Blade Runner, reste des modèles assez intéressants pour imaginer ce qui pourrait se passer !
S.L : Finalement le robot est assez obsolète ! On ne peut donc pas vraiment se projeter pour savoir ce qui se passerait s’ils prenaient une place importante dans la société.
Léo Bioret : L’être humain dans les films et les séries dérivées de la pensée transhumanisme, trouve toujours une solution à l’invasion ou à la cohabitation avec les robots ou en tout cas il trouve une solution aux erreurs qu’il a pu commettre. Est-ce réellement possible, aujourd’hui que ce genre de solution soit plausible et envisageable ou est-ce trop tôt ? En prenant l’exemple de la série Real Humans on se rend compte qu’aujourd’hui nous ne sommes pas loin de cette fiction. Les champs de l’informatique et de la robotique ont évolués pour proposer la possibilité à l’humanité d’utiliser des robots humanoïdes. Ils effectuent toutes sortes de tâches et il est possible de programmer et préserver sa personnalité et sa mémoire sur disque dur afin de revenir dans un autre corps et ainsi accéder à une sorte d’immortalité. Les robots les plus évolués revendiquent des droits au même titre que les êtres humains et certains hommes et femmes ne vivent que par les robots. La frontière entre l’être humain, l’être vivant, l’hybride et le robot s’efface de plus en plus au fil des épisodes et l’on se rend compte que tout peut très vite basculer et entraîner avec lui toute un mode de pensée acquis par l’être humain…
S.L : Aujourd’hui, c’est vrai que la relation entre les humains et les robots qu’ils ont crées, se joue toujours à l’état de servitude. A partir du moment où l’on devient dépendant d’une chose et que l’on met cette chose à l’état de servitude on peut imaginer toutes les catastrophes possibles.
M.V-L : Cela revient un peu aux promesses que l’humanité se faisait à elle-même il y a 40 ans concernant l’automatisation complète des tâches. Par exemple, le grille-pain, permettait de griller le pain à notre place, etc. L’automatisation devrait nous permettre de ne plus travailler dans le futur ! Le travail reste un moyen de mettre une pression assez importante sur l’ensemble du corps des citoyens. Deux problèmes se mêlent, un de décence par rapport aux différences entre les robots et les humains et un autre de vie en communauté que nous n’avons pas réglé entre nous et que le robot ne fait qu’actualiser !
Léo Bioret : Un robot a été créé par des japonais pour aller tenir compagnie à un astronaute japonais dans la station spatiale internationale. Ce robot reconnaît les visages et peut suivre une conversation. Nous sommes dans une ère où les robots peuvent presque se faire passer pour des êtres humains dans l’univers cybernétique. Cette menace robotique est-elle nécessaire aujourd’hui ? En cherchant à humaniser au maximum les robots est-ce que l’on n’essayerait pas de revenir à l’essence même de l’être humain et à nous rassurer face à la mort et aux questions d’immortalité ?
S.L : Je pense que pour l’instant les questions de robotiques et d’outils de communication peuvent nous faciliter la vie. Peu de gens essayent de créer des robots humanoïdes mais plus des robots inspirés par mimétisme. Les chercheurs en robotique s’inspirent de la nature qui a elle-même mis au point des systèmes efficaces de sélection naturelle et de tri sur des milliers d’années. Nous nous inspirons de ce que nous connaissons ou ce que nous croyons connaître, la nature et l’être humain.
M.V-L : Le fait d’humaniser le robot n’est pas qu’une question d’efficacité mais aussi une manière de revenir à une approche sensible niée en général dans la thématique de la numérisation, même chez les transhumanistes qui n’ont pas de mise en problématique sur l’évolution, ce qui est assez étonnant ! Il arrive un moment où ce n’est plus tenable, même en voulant rechercher l’immortalité, de rester à un niveau aussi rationnel sans remettre quelque chose de personnel là-dedans ! C’est une problématique qui finit par ressortir aussi chez les robots. Les robots sont gentils finalement !
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1. Michaël Verger-Laurent, « Manipuler la chance » in la Glacière n°2, Survivre à la mort, 30 août 2013.
2. Michaël Verger-Laurent, « CAPTCHA » et « les barbelés d’Eden », in la Glacière n°2, Survivre à la mort, 30 aout 2013.
Échange entre l’équipe de la Glacière, Léo Bioret et Audrey Martin et les artistes Selma Lepart et Michaël Verger-Laurent, réalisé le 28 août 2013 à la galerie AL/MA à Montpellier.

crédits: photographies Muriel Joya
Selma Lepart, Michaël Verger-Laurent, "CAPTCHA", 2013
Journal La Glacière, conception Thomas Rochon, textes: Michael Verger-Laurent
Selma Lepart, Opus Magnum, 2013