Leo Bioret / Réponses croisées, JEFFREY POIRIER / MAI TRAN / CÉCILE BENOITON / LÉA COTART BLANCO
Réponses croisées
Basé sur l’expérience de chacun, les invités interprètent librement quatre questions.

Jeffrey Poirier
Vit et travaille à Québec, artiste plasticien et administrateur du centre de diffusion et de production en art actuel, l’Oeil du Poisson à Québec.
Mai Tran
Vit et travaille à Nantes, critique d’art et chargée de communication à l’Ecole des Beaux – Arts de Nantes Métropole.
As-tu déjà fait l'expérience de l'entretien d’artiste?
Oui, mais le plus souvent dans ma pratique d’écriture, l’entretien avec l’artiste est avant tout le matériau du texte, pour comprendre les œuvres ou le travail, et éventuellement citer la parole de l’artiste, sa pensée dans le corps du texte. Dans le but délibéré de retranscrire l’interview en vue de le publier, le travail est différent, tout le dialogue est réécrit, restructuré pour donner à l’entretien plus de cohérence, et moins d’approximations que dans le langage parlé. L’entretien retranscrit réinvente la parole, le contrôle, le censure même et en tout cas le reformule, il perd en spontanéité, en vivacité… Mais cette mémoire, cette trace de la parole d’artiste est essentielle pour l’inscription de l’artiste dans l’histoire de l’art.
Quel est ton meilleur souvenir de rencontre d'artiste ?
Ce qui me touche le plus, ce sont les visites informelles des expositions personnelles par les artistes eux-mêmes le soir du vernissage. Un temps d’exaltation, de doutes parfois, de prises de conscience. Ce sont toujours des moments de révélation, parce que le discours qui s’élabore devant les œuvres peut être complètement neuf ou s’articule très différemment dans l’esprit de l’artiste ou de la spectatrice que je suis, parce que l’exposition devient le dispositif même d’une sorte de catharsis, après des jours de travail et le travail apparaît sous un jour nouveau ou s’éclaire totalement. Le son de la voix de l’artiste, ce qu’il raconte face à ses œuvres recrée comme un nouvel espace de l’exposition, beaucoup plus fort qu’une rencontre ou une conversation dans l’atelier.
Quel est ton souvenir le plus marquant d'une discussion avec un(e) artiste ou d'une parole d’artiste?
C’est le jour où en discutant avec l’artiste, j’ai réalisé que je n’avais rien compris à son travail. L’entretien permet précisément ça : la compréhension, les allers-retours qui explicitent l’échange, l'entretien ne permet pas seulement de garder une trace du discours, mais aussi très simplement de comprendre le travail, une œuvre, de formuler des hypothèses, des interrogations, de faire des digressions...
Quel est ton plus mauvais souvenir artistique ?
Cette épreuve du malaise quand ni le travail de l’artiste, ni ses propos ne sont intéressants, la tension, la gêne deviennent palpables, ou quand la conversation devient un monologue insistant et hyper auto-centré…
Cécile Benoiton
Vit et travaille à Angers, artiste, vidéaste, membre de la direction du collectif Blast à Angers.
As-tu déjà fait l'expérience de l'entretien d'artiste?
Entretenir un artiste, j’y pense….ce serait une sacrée expérience…. Sinon, oui j’ai fait l’expérience de l’interview d’artiste…. Quel est ton meilleur souvenir de rencontre d'artiste? Son travail qui me donne une furieuse envie de travailler. Une discussion qui s’élabore, sans lien littéral avec ses œuvres, mais qui devient une création au fur et à mesure de son cheminement, une discussion ping - pong en périphérie du travail de l’atelier, un dialogue sur la pensée, sur ce qui survient avant les mots. Quel est ton souvenir le plus marquant d'une discussion ou d'une parole d'artiste? Un échange de références, « Construire un feu » de Jack London, The Swimmer de Franck Perry, « Assylum » de Julian Rosenfeld… Les silences qui ouvrent et ponctuent l’espace et le temps. Quel est ton plus mauvais souvenir artistique? Un torrent de mots qui m’a submergé et m’a donné la sensation d’être littéralement engloutie sans pouvoir réussir à regarder le travail et aborder seule le rivage de la compréhension personnelle.
Léa Cotart – Blanco
Vit sur Terre, en attente de Pluton et professionnelle de l’art contemporain.
« La possibilité d’échanger avec l’artiste de ses créations, de ses intérêts ou de ses volontés est une des parties les plus enthousiasmantes de mon activité. Bien évidemment, l’œuvre conserve une relative autonomie au-delà des intentions de son auteur. Et vice-et-versa : par chance les artistes ne disent pas tout dans leurs productions plastiques. Souhaitant dépasser le texte-statement dans l’appréhension de l’œuvre, j’ai mis en place la réalisation d’un entretien avec l’artiste pour les expositions au sein de RDV. Lorsque l’envie est partagée. Transparait alors la personnalité du plasticien, de celui qui dessine en prenant son goûter devant des séries policières à celui qui cite des philosophes slaves et des mathématiciens péruviens avec une aisance absolue. À ma surprise, ces entretiens plaisent aussi aux artistes, en grande partie pour la simplicité de l’échange je devine. C’est une façon plus spontanée et moins protocolaire d’aborder leurs intentions et choix. Ce sont d’ailleurs l’ensemble de ces discussions si variées qui constituent mon meilleur souvenir de rencontre avec un artiste. Je n’ai pas un élément ponctuel à dégager de la masse d’instants heureux qui tiennent presque de l’inventaire à la Perec. Généralement, j’apprécie lorsque cette rencontre amène des découvertes fortuites : de la bande dessinée japonaise des années 70 aux forums déviants sur la justice américaine. Souvent nous dépassons le cadre de la création contemporaine pour aborder des sujets scientifiques, d’autres formes culturelles, voire gastronomiques. Ces rencontres se développent au-delà du temps d’exposition et suivent les avancements du parcours de l’artiste. Là se situe un point d’intérêt fort. Je crois d’ailleurs que mon pire souvenir artistique porte sur cette absence de communication, quelle est lieu avec l’artiste ou les récepteurs des œuvres. Ce sont toutefois des épiphénomènes. Les conversations qui se poursuivent de semaines en semaines, de vernissages en terrasses sont beaucoup plus constituantes de ma relation quotidienne aux artistes. Quelques conseils donnés par des artistes que je vous dévoile : l’EP Hope de Jain, L’Attaque des titans de Haijime Isayama, Conversations de Hans Ulrich Obrist, l’Espace de l’art concret (Mouans-Sartoux), Cristallisation secrète de Yoko Ogawa, … »

Léo Bioret

crédits: Jeffrey Poirier, 2016